• Contact us at: info[at]workersinternational.info

Où va l’Ukraine ?… – et où va l’Europe ?…

image_pdfimage_print

by Balazs Nagy, 26.03.2014

La question ukrainienne est destinée à jouer dans un avenir proche un rôle énorme dans la vie de l’Europe.   (Trotsky)

[threecolumns]Un désarroi général mêlé à l’inquiétude est manifeste parmi tous ceux qui commentent le processus révolutionnaire qui se déroule en Ukraine. Un désarroi suscité par l’incompréhension alors que l’inquiétude est provoquée par la menace diffuse d’une guerre. La cacophonie d’un large éventail des explications ainsi que celle des solutions ou des programmes proposés traduisent cet embarras. Ces derniers, tout en étant ses produits, alimentent cette confusion étendue. Mais en dépit de la variété apparemment multiple de ces conceptions et des propositions, tous se ramènent à l’un des programmes bourgeois opposés, directement ou comme l’une de leurs variantes. Soit ils acceptent ou même soutiennent le nouveau régime installé à Kiev et ses parrains capitalistes européens et américains, soit ils « comprennent » ou s’inspirent des ambitions grandes-russes de la bourgeoisie représentée par Poutin. Chaque fois, bien entendu, avec plus ou moins de modifications, conformément à la nature particulière de tel ou tel mouvement ou organisation ainsi qu’à son statut spécifique sur la palette politique.

Une lutte d’indépendance pervertie par la bourgeoisie – ou niée par d’autres!
C’est ainsi que du côté de la bourgeoisie européenne l’on affirme qu’il s’agit là d’un mouvement inspiré de démocraties occidentales et qui voudrait rejoindre leur Union européenne. Ce refrain est orchestré par toute la gamme sonore, étendue et variée de la propagande bourgeoise, y compris ses seconds violonistes petits-bourgeois. A les entendre, on croirait que le peuple ukrainien est prêt à mourir sur les barricades pour la démocratie de Hollande et consorts réunis. On ne peut que rejeter avec mépris la volonté prétentieuse de cette Europe-là d’apparaitre ainsi en champion de la démocratie et de l’indépendance nationale avec ses dirigeants irresponsables et non-élus, ses oukases impératifs et ses dictatures de troïkas. Ils révèlent dans cette rouerie leur profond mépris pour les travailleurs ukrainiens en travestissant leurs aspirations à l’indépendance authentique et à une véritable démocratie, tout en supposant leur ignorance sur la « démocratie » de Bruxelles et du sort de la Grèce par exemple.

Face à ce mensonge vicieux et ridicule se dresse l’autre version bourgeoise, celle de la grande-russienne voisine avec son Poutin dont la brutalité directe et menaçante d’un primate semble plus répulsive pour beaucoup que la doucereuse fourberie mielleuse des Européens formatée et dégrossie par des siècles de tricherie et de tartufferie.  Justement contre Ianoukovitch l’homme de confiance du représentant Poutin du rapace parvenu grand-russe de la bourgeoisie que le mouvement révolutionnaire d’Ukraine se développait. Les cliquetis d’armes de quelques milliers d’agitateurs protégés par une armée étrangère à peine déguisée et des fonctionnaires intéressés ne peuvent pas faire disparaitre la claire volonté d’indépendance de tout ce grand peuple.

C’est seulement l’analyse marxiste qui peut appréhender l’ensemble de cette réalité et en donner une explication cohérente. Avant tout pour affirmer que, contrairement à nombre de commentateurs, cette lutte pour l’indépendance nationale est une donnée objective, et même fondamentale du mouvement des travailleurs ukrainiens et non pas une verrue malsaine qui aurait défiguré son visage. Ce sont des fausses solutions proposées par les gérants de la bourgeoisie européenne et ses acolytes ukrainiens, jusqu’aux fascistes qui en altèrent le contenu et en déforment le sens. Même leur prédominance ostensible et leur influence apparente prouvent, à leur façon et en contresens, la vivacité puissante de cette volonté d’indépendance nationale.

Celle-ci n’est pas une invention récente des bourgeois européens, ni une trouvaille diabolique des fascistes. Elle a une longue histoire alimentée par les traditions séculaires. Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur ces combats menés pour l’indépendance de l’Ukraine placée entre la volonté de l’expansion de l’Etat féodal de la Pologne et les efforts de centralisation de l’Etat moscovite. Après les décennies de gloire de cette lutte au XVIIème siècle, le pays a été dépecé entre ces deux oppresseurs, puis surtout par la Russie d’où il ne pouvait plus se relever malgré ses luttes incessantes. Là est l’origine de la liaison inséparable, voir même un enchevêtrement inextricable des problèmes sociaux avec ceux de l’indépendance nationale. Cet entrelacement serré a historiquement déterminé l’ensemble de la situation ukrainienne jusqu’à nos jours, à l’instar de beaucoup d’autres pays est-européens. Sur ce point il y a une parenté indéniable entre la lutte en Ukraine et celle menée par les travailleurs en Bosnie-Herzégovine, malgré la différence de leurs formes.

La corrélation étroite de ces problèmes profondément entremêlés se reproduisait à chaque étape historique sous une forme particulière. Notamment au XIXème siècle la revendication de l’indépendance nationale constituait une partie intégrante de celles de la révolution bourgeoise-démocratique. Non seulement elle y était indissolublement liée dans tous ces pays mais en représentait le socle indispensable.

Cette liaison organique et ininterrompue s’est naturellement reproduite pendant la période soviétique de l’Ukraine dans la mesure où le tournant contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne installait son régime politique bien en-deçà de libertés bourgeoise-démocratiques, sans parler de celles de nature socialiste.  C’est Trotsky qui révélait dans sa critique de fond de la bureaucratie stalinienne que cette caste anti-ouvrière a, dès le début, édifié son régime politique contre-révolutionnaire sur les ruines des libertés politiques y compris celles de nature démocratique-bourgeoise. Et qu’elle a nécessairement complété ce régime par l’oppression grande-russe de tous les peuples de l’URSS. Ce n’était pas un hasard que, en écrivant sur l’Ukraine, il a mis au centre de son article le problème de l’indépendance nationale.  « Nulle part – écrivait-il – les restrictions, les épurations, la répression et, de façon générale, toutes les formes de banditisme bureaucratiques n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrier qu’en Ukraine… (qui) devint une subdivision administrative d’une entité économique et une base militaire de l’URSS. » (Trotsky. « La question ukrainienne », 22 avril 1939, – Œuvres, vol. 21, p. 125.) Cette même année, il a consacré plusieurs articles à l’Ukraine en y expliquant clairement la nécessité d’une lutte pour l’indépendance nationale, comme facteur important de cette interdépendance fondamentale.

A la lumière de cet éclaircissement, le seul fil conducteur qui peut guider notre orientation actuelle, certaines prises de position, même si elles se présentent frauduleusement comme marxistes, voire trotskystes apparaissent dangereusement simplistes et fausses. Ainsi va pour le site « World Socialist Web Site » de l’américain David North et Cie. qui, dans leur sectarisme invétéré, refusent carrément le caractère populaire et authentique de la lutte d’indépendance. Ils écrivent que « Washington et Berlin sont en train de faire exploser des tensions entre différents groupes ethniques et religieux »,… après avoir déclaré déjà que « La principale responsabilité de l’escalade de la crise en Ukraine incombe aux Etats-Unis et à l’Allemagne ». (« La crise en Ukraine »)

Ce sectarisme à l’égard des revendications nationales va de pair avec l’identification de l’ensemble du mouvement, y compris ses revendications démocratiques avec les gesticulations fascistes qui agissent à sa surface. « Il n’y a pas non plus – selon eux – le moindre contenu démocratique dans le mouvement de protestation à Kiev et en Ukraine occidentale… »

Ce qui caractérise principalement ce genre d’explications c’est la disparition quasi complète des masses travailleuses qui y apparaissent au grand maximum comme des jouets fragiles et impotentes entre les mains des manipulateurs bourgeois de l’Europe. Par contre, cette bourgeoisie, en l’occurrence allemande et américaine – ou russe ! – y paraissent comme des puissances écrasantes, omniprésentes, capables de déclencher tout ce mouvement et l’organiser.

Malheureusement, le camarade Mélenchon en France est tombé, lui aussi victime de cette confusion. En réagissant rapidement aux évènements ukrainiens dans son premier blog personnel,  il a trouvé compréhensible la réaction de Poutin aux machinations de l’Union européenne. Sans défendre de ces dernières, son opinion est néanmoins très condamnable. D’autant plus qu’elle introduit un trouble dans son parti pourtant dévoué au service des travailleurs. Par chance, il a corrigé ultérieurement cette bévue inspirée par un impressionnisme superficiel, mais sa position reste au niveau des vagues généralités contemplatives, ne dépassant guère les cadres limités de l’interprétation bourgeoise.

Encore sur l’indépendance nationale et sur sa solution
Dans l’ensemble on ne voit que relativement peu d’efforts sérieux pour dépasser ces interprétations qui naviguent à la surface immédiate des choses. On les trouve dans les descriptions de quelques travailleurs ou/et de leurs syndicats qui sont présents comme participants ou observateurs de ces mouvements. Leur témoignage est unanime : il s’agit d’une mobilisation populaire générale contre la politique de spoliation et d’oppression nationale faite et transmise par le régime en place. C’est sur cette lame de fond que se sont greffés les programmes bourgeois variés qui essayent de les canaliser dans telle ou telle direction. D’autre part, on les rencontre aussi dans les commentaires de ceux, à l’extérieur de l’Ukraine qui, passés à l’école du trotskysme ou se réclamant encore de ce marxisme de notre époque envisagent, bien que vaguement, ces bouleversements actuels en tant que mouvements de classe et leurs luttes. L’article de camarade Philippe Alcoy du Courant Révolutionnaire Communiste du NPA « L’Ukraine ébranlée » appartient à ce type de réflexion. Hélas, ses tentatives restent, elles aussi, au niveau d’une contemplation superficielle des simple faits, même si l’on ne peut pas les identifier entièrement avec d’autres appréciations. On peut leur reprocher plusieurs imperfections dont les plus importantes sont étroitement liées aux problèmes soulevés ci-dessus.

Le camarade Alcoy trouve que la lutte menée pour l’indépendance nationale de l’Ukraine – même s’il estime, lui, que c’est une lutte réelle – ne vaut pas la peine que l’on en parle et, visiblement, il pense qu’elle est même gênante. Mais contrairement à l’opinion citée plus haut, il ne prend pas une position nette ; il contourne plutôt cet obstacle fâcheux. Plus exactement, il considère que les problèmes sociaux sont les seuls valables, et se débarrasse ainsi de problème national, cette substitution inutile et dangereuse. Il écrit franchement, – déjà dans la deuxième phrase de son article – que « …le mécontentement populaire répond à des causes bien plus profondes que de simples « aspirations européennes ». » De cette façon, la question dérangeante de l’indépendance nationale et la lutte pour elle ainsi évacuées, le camarade Alcoy peut formuler sa revendication livresque et stéréotypée dans le dernier sous-titre de son article : « Mettre les revendications économiques, sociales et politiques des exploités au cœur de la contestation ! » On y retrouve la même tentative de remplacer l’analyse marxiste d’un mouvement tel quel, c’est-à-dire dans sa réalité vivante, multiple et contradictoire par une construction volontariste avec ses exigences dictées par des schémas rigides d’un « marxisme » supposé, méthode déjà connue de nombreux cadres et dirigeants de la IVè Internationale déformée par Pablo et Mandel. En l’occurrence, il tourne le dos à la lutte menée pour l’indépendance nationale et présente ainsi l’abstraction d’une revendication sociale en elle-même, détachée de ce contexte, ce qui lui confère un caractère dépourvu de vie. (D’ailleurs, il est bien incapable de préciser ces revendications sociales !)  Ce fait m’oblige non seulement d’insister sur l’importance de cette question nationale en général mais de la placer au centre de cet article, telle qu’elle se présente dans la réalité.

L’existence combinée et réunie des problèmes sociaux et nationaux ainsi que leur enchevêtrement ne contredit pas et ne dévie pas le combat pour les revendications sociales. Bien au contraire, cet entrelacement féconde et renforce mutuellement ces luttes dans leurs domaines respectifs. Toute l’histoire, en particulier celle du XXème siècle est là pour attester et souligner que les combats menés pour l’indépendance nationale ont fortement enrichi les luttes sociales en leur donnant un relief plus marqué et une vigueur redoublée. On ne peut que répéter que ce n’était pas un caprice déconcertant de sa part de reprendre et de déployer le drapeau de l’indépendance ukrainienne dans sa lutte contre la gangrène sociale de la bureaucratie, et intégrait cette lutte dans le combat général pour la libération de la classe ouvrière.

Or Philippe Alcoy, à l’instar d’autres militants du NPA, a complètement oublié ces enseignements de Trotsky, jusqu’à et y compris ses articles sur l’Ukraine.  Il se peut fort bien qu’il rejette maintenant ces conceptions, acceptées encore dans un passé récent. En tout cas, son passage sur une position bourgeoise n’arrête pas notre analyse basée sur celle de Trotsky. Et d’affirmer que si la lutte d’indépendance nationale aiguillonne le combat social, la maturité de celui-ci et son niveau historique détermine à leur tour le type et la configuration concrète de cette indépendance. C’est pour cette raison que Trotsky affirmait fermement l’unique voie de solution de l’indépendance nationale ukrainienne : « Le programme de l’indépendance ukrainienne à l’époque de l’impérialisme est indissolublement lié au programme de la révolution prolétarienne. Il serait criminel d’entretenir en la matière quelque illusion que ce soit. » (Ibid. p. 128.) Et il a répondu d’avance à tous ceux qui, bourgeois ou « socialiste » ou même « marxistes » ( ?) cherchent une solution pitoyablement cantonnée dans le contexte existant défini par la bourgeoisie.

Sa caractérisation reste valable pour aujourd’hui : « … il n’y a plus que des cadavres politiques pour continuer à placer leurs espoirs dans l’une des fractions de la bourgeoisie ukrainienne en tant que dirigeant de la lutte nationale pour l’émancipation ». (Ibid. p. 130.) La vérité de cette affirmation saute aux yeux lorsqu’on voit l’Ukraine ballottée entre deux ailes de la bourgeoisie comprador et mafieuse groupée soit derrière Ianoukovitch, soit derrière Timochenko. Ou alors, tiraillée – et menacée – par les mafias prédateurs avec leur appétit grand-russe, aiguisé en Tchétchénie et au Caucase. Il renforçait encore sa conclusion en élargissant sa portée : « Il n’y a que les indécrottables imbéciles pacifistes pour croire que l’émancipation et l’unification de l’Ukraine puissent être réalisées par des moyens diplomatiques pacifiques, des référendums, des décisions de la Société des Nations, etc. Ils ne valent naturellement pas mieux les uns que les autres, tous ces « nationalistes » qui proposent de résoudre la question ukrainienne en utilisant un impérialisme par l’autre. » Ibid. p. 128.)

C’est ainsi qu’il est arrivé, comme l’aboutissement logique de son analyse à la revendication d’une Ukraine soviétique indépendante – en déroutant (déjà en ce temps) plus d’un « marxiste » schématique. Or depuis ce moment, des grands changements historiques se sont produits qui, bien plus que la guerre, ont transformé le visage du monde. Et conformément à cette évolution historique concrète, cette même revendication avancée par Trotsky se pose, bien que identique quant au fond, quelque peu différemment dans sa forme, conformément aux modifications sérieuses du contexte général.

Sur la signification de l’effondrement de l’URSS
Le plus grand de ces changement est incontestablement la chute de l’URSS dont l’Ukraine faisait une partie intégrante, provoquée par la politique de la bureaucratie stalinienne. Or si beaucoup de socialistes sincères mais égarés et même plusieurs soi-disant « marxistes » considèrent la lutte nationale des Ukrainiens comme une futilité inutile ou même dangereuse, ils se passent carrément à côté de cette modification du contexte général. En particulier dans leur commentaire sur l’Ukraine ils négligent absolument le phénomène considérable de l’effondrement de l’URSS et sa signification.

Il est fort caractéristique que ces gens envisagent l’effervescence ukrainienne, – si toutefois ils en reconnaissent le caractère populaire –  exactement comme celles qui ont animé le Sud de l’Europe, puis secoué les pays arabes et ont aussi apparu ailleurs. Effectivement, il y a un lien qui réunit ces mouvements, bien que distincts dans leur forme, comme les moments singuliers de la relance de la résistance des travailleurs aux attaques du capital. Leur déclenchement est le signe évident –  certes partiel et lacunaire, imparfait et contrarié, mais bien réel –  de l’avance et de la maturation d’un réveil des mouvements des travailleurs. C’est sur cela que se fond leur parenté, et assurément, les bouleversements en Ukraine en font partie. Mais nous savons tous que ces derniers recouvrent une réalité bien différente de tous les autres évènements semblables, notamment celle de l’effondrement de l’URSS.

Mais tous les commentateurs, sans exception, même les gens de gauche, de ex- ou de pseudo-marxistes « oublient » aussi ce fait pourtant lourd de signification. La classe ouvrière mondiale perdait son Etat, son bastion avancé de sa guerre de classe contre le capital, malgré son délabrement avancé, miné par la bureaucratie parasite. Cette perte constituait une défaite historique pour toute la classe ouvrière, indépendamment des perceptions variées (souvent opposées) de ce fait par ses courants différents de par le monde. Il marquait la fin d’une époque et le début d’une autre, cette dernière caractérisée par le basculement radical du rapport de force international en faveur de la bourgeoisie et donc par l’avance triomphale de l’aile néo-libérale réactionnaire de celle-ci, basée sur les immenses pertes et reculs successifs de la classe ouvrière.

Si les commentateurs mentionnés détournent leurs yeux si ostensiblement de l’effondrement de l’URSS, c’est qu’ils ne savent manifestement pas comment l’interpréter. Ni sur le plan international, ni pour l’Ukraine en particulier. Voilà pourquoi ils choisissent le silence total sur cette question embarrassante, comme si rien ne s’était passé. C’est la raison pour laquelle leurs vues sur l’Ukraine manquent toute perspective et profondeur et se réduisent, à côté de leurs recettes vides et hors propos, à la description banale des évènements. Alors après avoir résumé les effets internationaux de l’effondrement de l’URSS, nous devons examiner les conséquences de celui-ci dans les pays qui la composaient, en particulier l’Ukraine.

Il n’y a pas d’autre moyen pour comprendre les évènements et pour esquisser une solution valable.

Alors que l’URSS s’est effondrée, la bureaucratie stalinienne, elle, n’a pas disparu du pays mais, telle que la matière dans la nature, elle s’est transformée. En organisant le démantèlement contre-révolutionnaire de l’URSS, sa grande majorité s’est muée sans encombre en la nouvelle bourgeoisie de chaque pays de l’ancienne Union. Personne n’a le droit d’ignorer ce fait important, pourtant volontiers dissimulé par les propagandistes bourgeois – et escamoté avec diligence par toute la « gauche » attentionnée. Cette nouvelle classe a parachevé ce tournant réactionnaire lié à sa propre consolidation avec d’autant plus de rapacité cupide et de détermination brutale qu’elle était l’ultime parvenue à la table de festin de la bourgeoisie mondiale. De la Russie de Poutin avec ses rêveries grandes-russes de ses idoles inavoués de tzars jusqu’au Staline, jusqu’à l’Ukraine des clans Timochenko et ceux de Ianoukovitch, en passant par le Kazakhstan et la Biélorussie.

Cette liquidation de l’URSS et sa transformation sociale contre-révolutionnaire se passait dans une lutte de classes acharnée où la classe ouvrière soviétique, éveillée d’abord par l’espoir de pouvoir réaliser ses propres objectifs contre la bureaucratie, se mobilisait massivement. Mais très vite cette lutte se transformait à son tour en un combat de résistance échelonné sur toute une décennie en défense de ses conquêtes sociales contre la mise en place douloureuse de la nouvelle bourgeoisie. Bien entendu, les propagandistes bourgeois intéressés ont tout fait dans le monde entier pour passer sous un silence épais ces luttes dont il n’est possible de reprendre ici qu’une référence sommaire.

Ce mouvement partait déjà en juillet 1989 dans le grand bassin minier et industriel de Kouzbass en Sibérie occidentale s’est immédiatement étendu sur les mineurs du Donbass ukrainien et sur ceux de Vorkouta au grand nord de Russie. Après cette première vague de grandes grèves, il y en avait une deuxième en 1993 en Ukraine avec 1,5 million de grévistes mineurs, ouvriers électriques et métallurgistes, centrée sur le Donbass. Dans cette grève, comme l’écrit le camarade Alcoy dans un autre article, « … les mineurs de Donbass constatant les effets désastreux de l’application des réformes pro-marché, se sont affrontés aux nouvelles autorités ukrainiens. » Ils ont fait chuter Kravtchouk, le premier président de la nouvelle Ukraine et, parallèlement à leur revendications salariales, ont épaulé les formations pro-bourgeoises.

En effet, dès le début, une contradiction flagrante caractérisait ces mouvements. A côté des revendications ouvrières typiques et celles qui, plus larges, semblaient issues tout droit du programme élaboré par Trotsky (que les ouvriers ont trouvé par leur instinct de classe spontané), ils ont avancé contre la planification monstrueuse de la bureaucratie, leur revendication pour une économie de marché. C’est par cela qu’ils ont été dupés et leur mouvement utilisé par les formations bourgeoises et roulés par tel ou tel clans de la bourgeoisie naissante. C’est de cette façon que, déçus par la politique rapace du clan Timochenko, ils ont soutenu dernièrement celui d’un « régionalisme », cette forme spéciale du nationalisme du clan incarné par Ianoukovitch.

Ce manque stupéfiant de clairvoyance politique était entièrement dû à l’héritage de la dictature stalinienne qui, depuis la fin des années 1920, établissait son pouvoir sur l’anéantissement total du parti léniniste et se maintenait au pouvoir par la falsification des idées et du passé révolutionnaires ainsi que par l’élimination successive de tous les cadres et militants authentiques de la classe ouvrière hermétiquement isolée du mouvement ouvrier mondial. Le résultat de ce processus, cette déviation contre-nature du mouvement ouvrier peut être comparée à celle du Solidarnost en Pologne où, une décennie auparavant, c’est l’église catholique qui a rempli le rôle de séducteur. Depuis, d’abord la bureaucratie, puis la nouvelle bourgeoisie issue de ses rangs a massivement utilisé dans ces pays la tactique du bâton et de carotte pour diviser, détourner et corrompre les mouvements des ouvriers. Rien d’étonnant donc à ce que déjà vers la fin des années 1990, une « certaine démoralisation » s’est emparée des ouvriers ukrainiens, comme le camarade Alcoy le dit dans l’un de ses articles.

Mais lorsque dans son dernier article le même camarade écrit : « Une faiblesse fondamentale de ce mouvement (les derniers évènements en Ukraine), c’est l’absence de la participation du mouvement ouvrier organisé », – il parle tout à fait dans – l’abstrait. Notamment, il néglige le fait concret  que ce mouvement n’est pas simplement absent mais il a été roulé, dénaturé et affaibli par une série de déceptions et de défaites. Il n’est donc pas « absent » par un manque d’attention quelconque, mais vaincu durablement. De sorte que la classe ouvrière ukrainienne est, d’une part, économiquement et socialement saignée à blanc, d’autre part, elle n’a pas pu encore comprendre, digérer et surmonter ses lourdes déceptions et ses graves erreurs d’appréciations. Ainsi le camarade Alcoy n’a raison –  que dans l’abstrait. Mais dans la situation concrète de cette défaite, ses recommandations de « mettre en avant des revendications sociales des exploités » sonnent faux, car ces conseils n’ont aucune prise sur le réel. Pour sortir de cette réalité d’une impasse tragique, les ouvriers ukrainiens ont besoin d’un éclair fulgurant venant du mouvement ouvrier international, et nullement de pareilles incantations.

Entre-temps, il faut se rendre à l’évidence que la situation de l’Ukraine et de tous les pays de l’ancienne URSS a pleinement confirmé les sombres pronostics de Trotsky au cas d’un éventuel tournant contre-révolutionnaire de l’URSS aussi bien sur le plan social que concernant l’indépendance nationale des peuples différents. Sans établir clairement cette évidence, on ne peut avancer qu’à l’aveuglette.

Dès 1989, une très longue inflation monstrueuse de l’ordre de plusieurs centaines de points ( !) a durement frappé les travailleurs, escortée par des privatisations effrénées accompagnées par la fermeture massives de mines et d’usines non-rentables, de paiements retardés et différés des ouvriers et de la misère des chômeurs ! Les économistes bourgeois occidentaux eux-mêmes reconnaissent que ces pays ont connu « la plus forte inégalité jamais mesurée » et que entre 1989 et 1995, les revenus par habitant, malgré le luxe des affairistes mafieux, a chuté de 62 % en Ukraine, de 42 % en Russie, alors que « seulement » 26 % en Pologne. (Le Monde, 13 mars 2014.) On pourrait continuer cette liste affligeante à l’infini, dont la conclusion vient tout naturellement : il n’y a que la voie du socialisme authentique pour résoudre ces problèmes graves. C’est à cette conclusion principale que les ouvriers ukrainiens pourraient  –  et devraient  –  arriver, dans leur ensemble, au lieu de n’importe quel « revendication sociale » vague, neutre et incertaine.

D’une manière générale, on peut constater que la classe ouvrière de l’ancienne URSS, ainsi donc sa fraction ukrainienne aussi, a subi une défaite écrasante en 1989-92, suivie par ses reculs successifs et d’une dégradation générale de sa situation. Mais on ne saurait dire pour autant que la bourgeoisie gagnante ait pu définitivement consolider son pouvoir.

Dans tous les pays de l’ancienne Union, sauf peut-être en Russie, les économies locales ne se sont intégrés à l’économie mondiale qu’en tant que ses portions délabrées, largement subordonnées et exploitées comme des colonies. Seule la nouvelle bourgeoisie russe peut essayer de contrebalancer ses faiblesses et son retard économiques par l’adoption de l’agressivité grande-russe envers ses autres pays ex-soviétiques. Partout, ces bourgeoisies débiles et chancelantes parce que basées sur la prédation de l’économie plutôt sur l’essor de la production, comme la mafia, sont déchirées par une lutte féroce entre leurs divers clans. Elles sont donc incapables de constituer des bases solides pour les pouvoirs politiques qui, profondément instables, ne se maintiennent que par des dictatures impitoyables. Ce sont des régimes en crise permanente et instables, que les récents mouvements en Ukraine ont démasqué comme tels et qui rendent cette victoire de la bourgeoisie aléatoire et relative.

Dans ces conditions, il serait erroné de considérer l’ensemble du processus déclenché en 1989 comme un mouvement terminé. Bien au contraire, il connait maintenant un nouveau rebondissement en Ukraine dont l’influence sur les autres pays est encore difficilement mesurable. En tout cas, si la classe ouvrière ukrainienne (avec les autres) a perdu plusieurs batailles, personne n’est plus autorisé de déclarer qu’elle a perdu la guerre. Par contre, il est permis de qualifier désormais tous ces régimes bourgeois anémiques, installés sur les ruines de l’URSS, comme des interrègnes, un accident historique, seulement un intermezzo malheureux dans le développement de l’humanité.

L’Ukraine et la question de l’Europe
L’autre grand changement qui modifiait non seulement le cadre général du développement politique mais dans une large mesure influence aussi leur contenu et leur forme, c’est la tentative de l’unification européenne et son évolution. Ce problème soulève beaucoup de questions justement par rapport à l’Ukraine également. D’autant plus qu’il est placé au centre par les Ukrainiens eux-mêmes et qu’il est passablement embrouillé par les commentaires aussi bien des partisans de cette unification que par ses opposants.

D’emblée il faut souligner la faute de condamner la volonté des travailleurs ukrainiens de rejoindre l’Europe, sans examiner plus à fond les circonstances et le contenu de leur demande. Après tout, les organisations qui se situent même plus à gauche que les PS sont dans cette Europe-là, et les seules organisations qui militent pour la quitter sont celles –  des fascistes.

Il serait une faute grossière d’identifier les aspirations européennes des travailleurs ukrainiens avec une volonté de se liguer derrière Barroso et les siens. Ce serait une simplification la plus abrupte. Puisque ceux qui se sont à peine débarrassé d’une clique des prédateurs pour conquérir leur indépendance nationale, ne sont certainement pas prêts à exécuter les « recommandations » de Bruxelles où se soumettre à sa troïka dont la voracité cruelle dépasse celle des oligarques ukrainiens et de Poutin réunis.

Alors contrairement à la plupart des commentateurs bourgeois que nombre de militants ouvriers prennent, hélas, pour argent comptant, les travailleurs ukrainiens ne voudraient joindre qu’une Europe vraiment libre et réellement démocratique. Exactement comme leurs frères et sœurs français, allemands ou grecs. Il n’y a pas une différence majeure entre eux, même si certains travailleurs ukrainiens peuvent avoir encore une illusion sur l’Europe de Bruxelles. En revanche, cette différence existe, à coup sûr, entre tous les travailleurs ukrainiens et européens, d’un côté, et les oligarques de tous les pays, de l’autre. Et nous savons tous très bien que les fascistes ne veulent pas d’Europe. Ni les français, ni ceux des autres pays, et certainement pas les ukrainiens, non plus.

Ce sont les données fondamentales du problème, autrement déterminantes que les impressions fugitives ou les illusions éphémères que l’on pourrait avoir. C’est donc sur ces données que l’on pourrait envisager une véritable solution, mais certainement pas en leur tournant le dos.

L’importance de la question européenne est non seulement considérable mais elle est primordiale. Déjà au moment encore de l’existence de l’URSS – et de l’inexistence de n’importe quelle unification européenne, Trotsky attirait l’attention de son organisation sur le caractère décisif de la relation entre l’Ukraine et l’Europe : « La IVe Internationale doit clairement comprendre l’énorme importance de la question ukrainienne pour les destinées non seulement de l’Europe sud-orientale et orientale, mais encore de l’Europe toute entière. »  (Ibid. P. 127.)

Aujourd’hui, l’importance de l’Ukraine a grandi encore plus pour l’Europe mais, à l’inverse, celle de l’Europe est peut-être encore plus grande pour l’Ukraine. En effet, il est clair pour tous que l’Ukraine se trouve dans une impasse complète si elle reste dans le même cadre qu’à la veille de ces grands mouvements actuels. Sa lutte contre l’un des clans des oligarques a été utilisée pour la victoire d’un autre clan, sans que la situation des travailleurs soit améliorée, – bien au contraire. De même, sa lutte pour l’indépendance nationale a été pervertie en un nationalisme bourgeois excessif qui l’a placé en une fausse alternative entre la bourgeoisie européenne et la Russie de Poutin, l’amenant au bord d’une guerre. La coopération entre la classe ouvrière ukrainienne et russe, condition nécessaire pour inverser le processus de leurs défaites respectives en un mouvement uni contre les oligarques de ces pays a été ainsi lourdement compromise par les nationalismes outrés des deux côtés de la frontière.

Le seul moyen de débloquer cette situation est de dépasser les cadres nationaux qui interdisent une solution satisfaisante. Celle-ci ne se trouve qu’à l’échelle européenne. Non pas dans une Europe bourgeoise que nous connaissons et qui, d’ailleurs, sans être unie, est déjà menacée d’une dislocation sous ses contradictions. Elle exige que toutes les organisations qui parlent au nom des travailleurs dépassent le stade d’une simple opposition à cette Europe bourgeoise qui ne constitue pas une politique mais paralyse ces organisations dans un cadre nationaliste dépassé. Seul le combat pour une Europe des Travailleurs pourra constituer la solution aussi bien aux problèmes des travailleurs occidentaux que celle de l’indépendance nationale de l’Ukraine. Elle est aussi le seul moyen pour surmonter la défaite subie par et avec la liquidation de l’URSS en opposant les travailleurs unis, y compris les ukrainiens et les russes contre les oligarques à l’Ouest comme à l’Est de l’Europe.[/threecolumns]

  Balazs Nagy.  26.03.2014

 

 

Comments are closed.